Par Frédéric Brigaud.
Ultramag – Oct/Nov 2014
TECHNIQUE – COURSE À PIED | TRAVAILLER LE GESTE TECHNIQUE
ATTEINDRE LA PERFECTION DU GESTE, JUSQU’À CE QU’IL DEVIENNE AUTOMATIQUE, S’APPREND ; EN LAISSANT DE CÔTÉ CETTE PARTIE DE L’ENTRAÎNEMENT, ET CE QUEL QUE SOIT LE SPORT PRATIQUÉ, ON RISQUE DE NE JAMAIS ATTEINDRE LE MAXIMUM DE SES CAPACITÉS.
Je cours, je prends appui et je frappe dans le ballon… But ! Sourire aux lèvres, je me retourne vers mon équipe et je jette un regard vers le public, cherchant des yeux mes parents, fier d’avoir marqué ce but décisif. J’ai 15 ans, je suis dans un centre de formation et je travaille dur. La semaine dernière, j’ai frappé pas moins de 100 coups francs en entraînement, le même geste répété des milliers de fois depuis 3 ans, et qui me permet aujourd’hui d’être très précis…
J’ai 14 ans, la saison de ski reprend dans deux mois, nous sommes en pleine préparation physique au sein du ski études. Aujourd’hui, séance de bondissements où nous franchissons des haies de différentes hauteurs. Je saute de plus en plus haut ! Ma détente verticale augmente, un bon point lorsque je slalomerai cet hiver…
J’ai 12 ans, je suis gymnaste, nous travaillons en ce moment les réceptions pour acquérir de la stabilité et ne plus bouger à l’arrivée de notre saut car la note du jury dépend en partie de cela ; course, impulsion sur le tremplin (appel), saut (franchissement du cheval), réception, vingt passages par séance…
J’ai 13 ans, je joue au tennis, je m’entraine au smash, je saute, frappe la balle et me réceptionne. Maintenant je place la balle presque où je veux et je suis même capable de faire fluctuer sa vitesse avec précision…
Être le meilleur ou être à son meilleur potentiel ?
Tous atteignent leurs objectifs sportifs, tous sont parmi les meilleurs à leur âge, mais être le meilleur parmi les autres veut-il dire que l’on est à son meilleur potentiel, que l’on adopte la posture la plus adaptée ? Être le meilleur est-il gage de physiologie ? Plus simplement, est-ce que la gestuelle de celui qui est à la première place est forcément un référentiel physiologique ? Doit-il devenir un modèle ? Aussi simple que cela puisse paraître lorsqu’on l’énonce, ne faudrait-il pas faire plus souvent la distinction entre « être à son meilleur potentiel1» et « être le meilleur parmi les autres » dans sa catégorie ? Cette simple distinction nous fait observer une même scène différemment : non plus l’atteinte de l’objectif sportif mais la façon dont il est atteint. En analysant le comportement du corps sous la contrainte, l’évolution de son organisation…
Un test & un regard
Munissons-nous pour ce test d’un rouleau de scotch et d’un Smartphone possédant une fonction caméra. Commençons par coller sur le sol deux bandes de scotch de 20 cm, parallèles entre elles, et espacées de 17 cm, tout en choisissant comme arrière-plan un mur blanc afin que nos contours se distinguent aisément. Puis, pieds nus et en short (un short arrivant au-dessus des genoux), posons le pied droit sur la bande de droite et le pied gauche sur la bande de gauche (la bande passe par le milieu du talon et de l’avant-pied) et demandons à une tierce personne de nous filmer de face, à hauteur des genoux, en cadrant sur les jambes (des pieds jusqu’au bassin). Tout est en place, alors c’est parti ! Les bras croisés et les mains posées au niveau des épaules, en appui sur une jambe, nous réalisons 10 flexions/extensions sur la jambe droite et 10 sur la jambe gauche2. Puis, après avoir reposé les deux pieds sur les bandes, nous finissons par un petit bond en avant (entre 60 et 80 cm), départ et réception deux pieds, en gardant toujours les bras croisés, les mains au niveau des épaules. C’est dans la boite, alors décryptons, décryptons…
Empilé ou pas ?
Que regarder ? Commencez par visualiser un axe (axe EAD – si vous le pouvez, tracez-le sur votre écran) passant par la hanche et le talon et observez l’évolution du positionnement du genou par rapport à ce trait oblique. Est-il spontanément positionné sur la ligne tout au long du mouvement de flexion/extension ? Se positionne-t-il à l’intérieur ou à l’extérieur de cet axe ? La jambe est-elle stable ou instable ? Est-ce symétrique ? Observez également les mouvements latéraux localisés au niveau de la cheville, car ces premiers éléments permettent de déterminer votre capacité à maintenir ou non un empilement articulaire en dynamique.
Nous faisons la différence entre stabilité, équilibre et organisation, puisque l’on peut être stable et totalement désorganisé. Travailler sa stabilité (l’équilibre) ne sous-entend pas travailler son organisation, mais travailler son organisation a pour conséquence le développement de la stabilité et de l’équilibre. Par ailleurs, précisons que nous ne sommes pas en train de parler de proprioception mais de gestion de l’organisation du corps dans le mouvement.
Avant d’aller plus loin, revenons à ces jeunes sportifs dont nous parlions précédemment. Observons, comme nous venons de le faire, non plus leur capacité à réaliser l’objectif sportif, mais la façon dont ils organisent spontanément leur corps pour y parvenir. Pour cela, filmez à l’aide de votre Smartphone depuis les cages ce jeune joueur en train de tirer un coup franc. Pour s’assurer de ses automatismes et de ses capacités, nous lui demandons de réaliser plusieurs coup-francs. Reste à décrypter sa gestuelle et chercher à voir s’il parvient à maintenir dans l’effort l’empilement de sa jambe d’appui ?
Du côté des pros
Qu’en est-il des professionnels comme Zidane, Beckam, ou Wilkinson dans la pratique du rugby ? Eh bien, ils y parviennent ! Leur jambe reste empilée, elle est rectiligne, plantée dans le gazon, et ils peuvent ainsi venir frapper aisément le ballon. Cette capacité s’est automatisée, s’inscrivant dans leur corps.
Qu’en est-il de cette ribambelle de kangourous qui réalisent une séance de bondissements au sein du ski étude ? Observez également le devenir de l’empilement de leurs jambes au cours de la séance, à la recherche d’une dégradation de leur gestuelle, les genoux et les chevilles ayant tendance à s’effondrer de plus en plus vers l’intérieur avec la fatigue. Si c’est le cas, ne faudrait-il pas alors arrêter la séance ou en diminuer l’intensité pour permettre aux jeunes de maintenir leur organisation ? Ne devrait-on pas ajouter ce type d’observable pour réguler une séance ?
Ce qui nous amène à nous demander si nous ne serions pas mentalement prisonniers des programmes d’entraînement ? D’autant plus si la séance, pour ces jeunes skieurs, est inscrite dans une planification annuelle, qui a pour objectif de leur permettre de gagner en puissance. Mais pourquoi poursuivre si le geste technique répétitif est inadapté, voire dommageable pour la structure ?
Le coût d’un geste inadapté
Le monde du travail lutte de plus en plus contre les gestes répétitifs inadaptés car leurs conséquences, maladies et arrêts de travail, représentent un coût très élevé. Nous sommes tous plus ou moins conscients qu’un poste de travail mal conçu, qu’une posture ou un geste inadapté (peu respectueux de la physiologie articulaire, du fonctionnement de nos articulations), en raison de sa répétition, nuit progressivement à l’intégrité de notre organisme. Cette lutte est menée à l’échelle de la nation et porte le nom de « prévention des TMS » (troubles musculo-squelettiques). Elle repose sur l’analyse et l’éducation et nécessite une prise de conscience de l’impact d’un geste technique répétitif mal orchestré ; l’objectif étant de limiter au maximum, voire d’éradiquer, tout geste nuisible à notre architecture. Il faut savoir qu’un défaut d’empilement de la jambe modifie la répartition de la pression et de la tension au sein des différentes articulations qui la composent et nuit à son intégrité s’il est répété et sous contrainte. Alors pourquoi ce qui est combattu dans le monde du travail, principalement en raison du coût financier qu’il représente, ne l’est pas également dans la pratique sportive et le quotidien ?
Notre corps possède-t-il un système que nous pourrions apparenter à de la marge de manœuvre et qui nous permet dans une certaine mesure de sauter avec les genoux à l‘intérieur ? La réponse est oui ! Mille et une gestuelles pour une même action. Mille et une organisations pour une même prise d’appui, foulée, saut… mais des impacts différents.
Convenable non, possible oui
Le précédent test vous a permis de visualiser l’organisation de la jambe que vous présentiez spontanément sous contraintes. Grâce à la vidéo, vous avez pu voir votre genou, votre cheville, ou les deux, trembloter, partir vers l’intérieur (plus rarement vers l’extérieur), faisant apparaître de face un angle plus ou moins important entre le fémur et le tibia. Est-ce normal ? Disons que c’est possible, le corps le permet, la preuve en est, cependant ce n’est pas parce que c’est possible que c’est physiologique3 ; cela a un coût, plus la désorganisation est importante et répétée, plus les contraintes sont mal réparties. Pourtant, on peut imaginer que cette capacité de désorganisation de la jambe rend notre espèce plus apte à la survie face aux aléas du terrain, aux déséquilibres, aux chutes. Nous possédons donc ainsi une marge de manœuvre mais, comme toute marge de manœuvre, elle a des limites ; plus on s’en rapproche, plus il nous en coûte… Ne jouons-nous pas trop avec ces limites ?
Réalisons un autre test, debout, les jambes écartées à la largeur des hanches, les genoux déverrouillés et légèrement fléchis, talons au sol. Vous pouvez porter vos genoux vers l’intérieur ou vers l’extérieur et ainsi modifier la forme de votre jambe sans pour autant décoller les pieds (principes de variabilité posturale3). Vous modifiez ainsi le positionnement, en appui, des articulations les unes par rapport aux autres pour aboutir à la notion de gestion de l’organisation du corps dans le mouvement (ou encore la gestion du positionnement des articulations dans le mouvement). Quelles différences y a-t-il entre ces diverses positions ? Comme nous l’avons évoqué précédemment, une modification de la répartition de la pression au sein de chaque articulation composant la jambe et l’apparition de zones d’hyperpressions et d’hypertensions impactant la structure. Cependant tant que l’on n’a pas pointé du doigt ces mécanismes au sein du geste cela passe bien souvent inaperçu.
La prévention dans la pratique sportive c’est également prendre conscience de l’importance de la gestion de l’organisation du corps dans le mouvement.
Blessure – EAD et rééducation
Lors de la rééducation d’une entorse (de cheville par exemple), la présence de déficits d’empilement articulaire en dynamique freine, limite, voire altère l’efficacité du traitement et facilite les récidives. Corriger et gérer l’organisation du corps dans le mouvement, développer les capacités nécessaires au maintien d’un empilement articulaire dynamique effectif quel que soit le contexte impliquent d’aller au-delà du simple fait de mettre le genou dans l’axe et de réaliser des séances dites de proprioception. Cela requière l’ajustement et le contrôle simultané en dynamique de l’ensemble des articulations interagissant à ce niveau (hanche, genou, sous-talienne et interligne articulaire de torsion3) et ce, sans aucun matériel, mais en corrigeant l’organisation des segments dans le geste, en appui et en phase de suspension, tout en développant les capacités biomécaniques nécessaires à cela. La rééducation de la cheville, du genou, de la hanche (ou autre) doit donc prendre en considération l’interdépendance de ces différentes articulations dans le geste et ne pas se limiter à une thérapeutique sectorielle, puisque la mobilisation d’une articulation modifie la répartition de la pression et de la tension au sein de l’ensemble des autres articulations.
Que nous apprend cet article ?
- Regarder, observer, décrypter
- La gestuelle ne doit pas être laissée au hasard
- Ce n’est pas parce qu’un geste est possible qu’il est physiologique
- Les Troubles Musculo-Squelettiques ne sont pas le domaine réservé du monde du travail
1| Être à son meilleur potentiel : fonctionnement optimal en adéquation avec le physiologique
2| Test d’EAD, Fred Brigaud (2006, 2011, 2013)
3| Notions relatives aux principes biomécaniques et posturo-dynamiques d’EAD développées dans les ouvrages suivants :
– La course à pied – Posture, Biomécanique, Performance, Frédéric Brigaud, DésIris, 2013
– La marche et la performance sportive, DésIris, Frédéric Brigaud, 2011.
– Gestuelle dynamique du mouvement, Jouvence, Frédéric Brigaud, 2006.
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