160 km, 10 100 m de D+, une succession de cols qui culminent entre 3250 et 3600 m et un sommet au milieu du parcours à 4167m, le Toubkal. Ceux qui connaissent l’Atlas Marocain savent que les sentiers sont durs et caillouteux, rien à voir avec les sentiers souples que nous pouvons trouver notamment dans les Alpes. Dès lors, pourquoi se priver du confort d’une chaussure épaisse et moelleuse pour les parcourir penseront certains ?
Ce n’était ni un défi, ni un test pour une marque de chaussure mais seulement un trekking entre amis pour parcourir une petite partie de l’Atlas, le tout chaussé comme d’habitude de chaussures totalement souples de type barefoot. Des chaussures dont la semelle ne dépasse pas 8mm d’épaisseur, grip inclus et naturellement sans drop, le talon et l’avant-pied étant à la même hauteur. Des chaussures sans semelle de propreté ou autre pouvant ajouter une épaisseur entre le sol et le pied.
Pour quelles raisons
On me pose souvent la question, quelles chaussures faut-il porter pour randonner en montagne ? Je ne pense pas que cela soit la bonne question. Il faudrait davantage se demander qu’est-ce que je recherche et qu’est-ce que je veux vivre ? Quel pied je souhaite développer ? Quelle gestuelle je souhaite acquérir ? Quelle dextérité ? Quel niveau de lecture du terrain ? Au Maroc il m’est arrivé de manger le couscous avec les mains, de façon traditionnelle, c’est ajouter un sens supplémentaire, le toucher. Marcher avec des chaussures fines et souples, c’est également ajouter un sens supplémentaire. C’est percevoir le sol, sa forme, sa consistance, sa souplesse, ses mouvements.
Tout change
Nous marchons différemment selon que nous soyons chaussés de chaussures épaisses et rigides ou de chaussures fines et souples. Avec ces dernières, nous sommes plus attentifs, plus présents, plus conscients. Nous ne posons pas le pied n’importe où, le pied étant moins protégé. Notre gestuelle est différente, plus vive, plus précise, plus subtile. Tout change, alors que vu de loin nous ne faisons que marcher sur un même sentier.
Le sol des sentiers du Haut Atlas est loin d’être uniforme, certaines parties se résument à un enchevêtrement de pierres mobiles plus ou moins bien imbriquées qui nous amène à changer spontanément de technique de prise d’appui dès que le terrain devient plus technique ou instable. Passant naturellement en marche avant-pied, le pied presque parallèle au sol et les orteils légèrement décollés pour présenter à chaque pas l’arche antérieure, la partie la plus large, la plus mobile et adaptable du pied. Des pas feutrés et mesurés avec un contrôle de l’appui amplifié par l’emploi de la cheville et la libération de l’articulation sous-talienne. Est-ce plus fatiguant ? Non, une question d’habitude, d’entrainement pourrions-nous dire. La marche devient plus ludique, moins monotone, et nous sommes davantage en interaction avec le milieu sur lequel nous nous déplaçons.
Un autre regard
Notre regard parcourt le sentier en zigzag, conduit par le cerveau à la recherche de solutions, de zones d’appui suffisamment stables et non traumatisantes pour poser l’avant-pied. En focalisant notre attention sur nos appuis, nous prenons conscience que notre pied se pose là où notre regard s’est posé plus longuement, quelques millisecondes de plus. Il est même possible de compter le nombre de pas qui précède la zone qui a été sélectionnée par notre cerveau. Parfois ce n’est qu’un pas, parfois trois, voire quatre, cela dépend du niveau de difficulté du terrain, de notre entrainement ou encore de notre fatigue. A contrario, les chaussures épaisses qui permettent de poser le pied sur davantage de zones requièrent un niveau de lecture du terrain plus faible et moins de dextérité et de précision dans la pose du pied et la conduite de l’appui, limitant le développement du potentiel de la personne qui les porte.
Un autre pied
Marcher avec des semelles fines et souples, c’est avoir un pied qui se moule à la surface sur laquelle il prend appui ; sa forme s’adapte à chaque pas pour davantage de stabilité. La première et la cinquième colonne du pied s’ancrent dans le sol sous l’action des muscles stabilisateurs du pied. Un ancrage efficace de l’avant-pied qui s’ajuste tout au long du déroulé du pas. Ces mêmes muscles assurent le gainage et la stabilité dite de la cheville. A l’inverse, les chaussures épaisses et rigides figent le pied quelle que soit la surface sur laquelle il se pose, impactant le gainage, augmentant les instabilités et affaiblissant la musculature.
Apprentissage et adaptation
Cependant, pouvons-nous marcher et courir de la même façon chaussé de chaussures barefoot ou de chaussures épaisses et rigides ? La réponse est non. Pouvons-nous nous déplacer sur les mêmes sentiers, la réponse est oui mais différemment. Cela requière un temps d’apprentissage, une évolution de la gestuelle et de la technique de prise d’appui,… Cela implique également un temps d’adaptation de l’architecture du pied et de la jambe, un
renforcement de l’architecture osseuse, du système musculaire, tendineux et ligamentaire. Cela ne se produit pas en un claquement de doigt mais nécessite plusieurs années. Cependant, une fois que le pied a retrouvé son plein potentiel, il nous paraît impensable de l’enfermer à nouveau dans un carcan, de perdre en équilibre et en stabilité, de le sentir s’amyotrophier. Passer à ce type de chaussure c’est un cheminement, un choix personnel qui nous oblige à respecter davantage notre mode de fonctionnement, nos limites, et qui augmente notre potentiel.
Dépendance
Durant ce trekking un de mes deux compagnons de marche redoutait que je me fasse mal aux pieds, que j’aie des ampoules ou encore que mes pieds ne supportent pas la distance. Pour lui, adepte de chaussures plus épaisses et connaissant bien le parcours, cela relevait presque de l’impossible. Jusqu’à présent nous n’avions réalisé ensemble que des montées sèches jusqu’au sommet du Toubkal, soit un aller/retour sur une ½ journée. Avec ses chaussures plus épaisses et rigides, il dévalait plus rapidement les sentiers et se posait moins de questions quant à la zone où prendre appui. Ses pieds dérapaient, glissaient, tapaient plus fortement le sol mais peu importait, la semelle était épaisse. La chaussure devient ici une orthèse qui autorise une démarche singulière, artificielle. Une démarche qui n’est possible qu’avec ce type de matériel. Une forme de dépendance apparaît alors, d’autant que la gestuelle déployée et les sollicitations étant distinctes, le corps se construit différemment.
Une forme de liberté
Ne nous leurrons pas, il est plus facile et plus rapide de dévaler un sentier caillouteux chaussés de chaussures épaisses que de chaussures de type barefoot. Mais dans le contexte actuel est-il réellement vital de pouvoir dévaler un sentier plus rapidement que nous ne l’autorise l’architecture de notre corps ? Nous pouvons également nous interroger sur le type de relation que cela nous amène à développer vis à vis de notre corps et de nos pratiques sportives ? Mais aussi quelles ressources naturelles et industrielles impliquent un tel matériel ? Quels déchets produit-il ? La problématique va bien au-delà du simple confort des pieds. Nous vivons actuellement dans un monde marchand où tout se vend et s’achète
jusqu’à nos comportements, pour vendre toujours davantage de marchandises, coûte que coûte, quitte à rompre l’équilibre et nous amener à poursuivre des chimères. Je me pose alors de nouveau la question, Que recherchons-nous et que souhaitons-nous vivre puisque sur un même sentier, selon les chaussures que nous portons, notre relation à la nature et à notre corps, jusqu’à notre comportement sont différents.
Pour aller plus loin
- Comment l’amorti déstructure nos appuis
- Accepter notre humanitude dans nos pratiques sportives
- Tester et passer à une foulée avant-pied
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