Entretien avec »Megane » Pseudo – Par Frédéric Brigaud – Ultramag
Suspendus dans le vide à 100m de hauteur en cette fin de journée de mai au Cap Canaille (La Ciotat – Bouches-du-Rhône), le spectacle est magnifique. La mer s’étend à perte de vue d’un bleu vif contrastant avec la couleur ocre de la roche. C’est sans bruit que Megane descend lentement en rappel en compagnie de Guilhem, Benjamin et Théo, trois grimpeurs aguerris. Cette grande voie dont on atteint le départ seulement après une descente en rappel est une première pour elle. Arrivée au premier relais, elle s’arrête et s’assoie sur le promontoire rocheux, les jambes dans le vide, pour profiter du lieu et écouter les consignes de Théo pour réaliser cette ascension. Il part en tête pendant qu’elle l’assure, vient alors son tour de grimper. Sa main droite se pose sur la première prise puis la main gauche, le contact de la roche est très agréable et très différent des prises en SAE (Structure Artificielle). 40 mètres de grimpe pour cette première longueur. Elle se retrouve alors en traction sur ses bras, ses deux jambes paralysées dans le vide.
20 ans plus tôt
En raison d’une double fracture de la colonne vertébrale suite à un accident de voiture, Megane perd l’usage de ses jambes à l’âge de 3 ans ½ devenant paraplégique. Originaire de Bruxelles, elle est venue vivre très tôt entre la Moutonne et Hyères. Elle vient de valider en 2018, à l’âge de 24 ans, sa première année de STAPS. ‘’Je suis très sportive’’ dit-elle pour se présenter, le visage lumineux et le sourire aux lèvres. ‘’J’ai débuté la pratique sportive assez tard suite à des problèmes de santé à l’âge de 18 ans liés à la paraplégie. Une des tiges en acier qui est vissée dans mon dos s’est cassée occasionnant de nombreuses hospitalisations et de longues périodes d’alitement’’ explique-t-elle. ‘’Dès que je suis sortie de cela, à l’âge de 20 ans, je me suis mise sérieusement à la pratique sportive, débutant par la musculation, poursuivant avec le handi-basket, le quad rugby, et ensuite les sports de combat (boxe, karaté, lutte au sol)’’ poursuit-elle. ‘’C’est à ce moment-là que j’ai décidé de reprendre les études et d’intégrer le STAPS de Toulon’’. Megane est la première paraplégique à intégrer cet UFR STAPS. Tout au long de l’année, avec ses professeurs, elle a adapté l’ensemble des initiations à la pratique sportive. Une première plutôt réussie, même si elle aurait souhaité que les personnes valides se placent dans les fauteuils pour qu’ils découvrent les composantes de la pratique sportive en fauteuil. Son souhait sera probablement réalisé l’année prochaine dans le cadre de la filière APAS (Activités Physiques Adaptées et Santé) qui débute à partir de la seconde année. Seconde année qu’elle va poursuivre à Bordeaux, Megane intégrant le pôle espoir handi-basket. ‘’Cette année j’ai voulu pratiquer l’escalade car cela m’a toujours attirée. Le fait de ne voir aucun ‘’handi para’’ s’y essayer m’a encore plus motivée. J’ai donc pris contact avec Guilhem par l’intermédiaire de Margot, une amie qui était en spécialité Escalade, et c’est ainsi que l’aventure a commencé’’, nous raconte-t-elle.
S’attendre à l’inattendu et être créatif
‘’Quand Margot est venue me voir en me disant avoir une amie paraplégique qui souhaite faire de l’escalade, j’ai un peu halluciné pour être honnête’’, nous explique Guilhem Véziers, 44 ans, professeur d’escalade à l’UFR STAPS de Toulon, professeur au collège de Bandol, et BE Escalade. ‘’Je lui ai dit : laisse-moi le temps d’y réfléchir. La première expérience a été menée par David et Benjamin en ma présence en SAE (Structure d’Escalade Articficielle), sur le mur de la fac’’, poursuit-il. ’’Comme elle souhaitait continuer cela a fait Tilt. J’ai découvert alors de nouvelles perspectives pour cette discipline sportive’’.
‘’On y est allé en tâtonnant. Nous étions dans l’adaptation permanente’’ explique Benjamin Urbain, 24 ans, DE Escalade depuis décembre dernier. ‘’Dans un premier temps, dans l’adaptation du matériel, puis dans la sélection du lieu de la pratique’’. L’absence de contrôleur moteur du bassin et des jambes entraine avec un harnais classique un risque de retournement qui, pour être pallié, a nécessité beaucoup de réflexion et d’innovation de la part de Guilhem, comme nous le raconte Benjamin. ‘’Il a récupéré la ceinture d’un baudrier classique auquel il a adapté un harnais de planche à voile, et plus récemment un harnais de trapèze pour la voile, assurant ainsi un maintien dorsal et une position la plus droite possible pour que les jambes ne viennent pas frotter contre le rocher’’. L’objectif également était de pouvoir standardiser l’équipement afin de respecter les normes EPI (équipement de protection individuel). ‘’Nous avons fabriqué un baudrier parfaitement sécurisé pour Megane mais c’est du sur-mesure, du cousu main’’ poursuit Guilhem. ‘’On va prochainement tester un harnais de torse afin d’avoir un point d’attache plus haut et qui serait ainsi facilement disponible pour les paraplégiques’’, précise Benjamin. La possibilité peut-être de standardiser à court terme le matériel afin que n’importe quel paraplégique puisse grimper.
La solution est dans l’assurage
Il leur fallait trouver un système qui permette de générer un troisième point d’appui, remplaçant celui produit habituellement par les jambes, qui puisse assister le travail des bras comme le feraient les jambes chez un grimpeur valide. ‘’Un système d’assurage qui suive au plus près la progression de Meggie et l’assiste si besoin, à l’image d’un vélo électrique qui est en mesure de délivrer de l’assistance’’, explique Guilhem. Une assistance qui, en raison des forces de frottement qui s’exercent sur la corde, ne dépasse pas 60% de l’effort à fournir. Il n’est donc pas possible pour l’assureur de hisser Megane, elle doit grimper uniquement à l’aide de ses bras. ‘’Ainsi, elle produit un effort qui oscille entre 100% et 40%. Une grimpe à la seule force de ses bras’’, explique Benjamin tout en soulignant le fait que Megane enchaîne sans difficulté 12 tractions d’affilée, alors que peu de personne en première ou deuxième année en sont capables.
D’un point de vue technique, le système d’assurage est un mouflage simple en N passant dans un grigri accroché au baudrier de Megane afin qu’elle ne perde pas chaque mètre gagné à la force des bras. ‘’Pour arriver à quelque chose d’aussi simple et épuré on a essayé plein de systèmes compliqués. J’ai passé beaucoup de temps à me suspendre dans le garage et tester plein de trucs’’, explique Guilhem, heureux de partager et de revivre les différentes étapes par lesquelles ils sont passés.
Challenge et autonomie
L’idée motrice de leur projet a toujours été qu’une cordée handi/valide puisse être autonome. ‘’Il y a déjà eu des tentatives de grimpe pour les handi (paraplégiques) mais cela a toujours été une batterie de valides qui installent un dispositif complexe pour qu’une personne paraplégique puisse faire une ascension qui n’est pas de l’escalade à proprement parlé mais davantage une remontée sur corde fixe’’, explique Guilhem. Avec ce système, pour ce qui est de la falaise ou du mur, une cordée de deux suffit. ‘’Personne n’est dépendant de l’autre, on est interdépendant l’un de l’autre. Elle va assurer sa camarade valide qui va installer la corde en N et ensuite elle sera assurée par sa camarade. On est dans une logique qui donne de la liberté, une accessibilité à la pratique’’, précise-t-il.
‘’On a découvert également que l’on pouvait mettre en place un challenge par équipe avec handi/valide, valide/valide, ou encore handi/handi’’, explique Megane. Une grimpe qui s’effectue seulement avec les bras, un assurage assis, et le système de corde en N même si la personne est valide. ‘’Dans le cadre d’un challenge le grimpeur sera à son tour assureur et inversement. Les deux bénéficiant du même système d’assurage. Les rôles étant inversés on peut cumuler les deux temps d’ascension et ainsi se confronter à une autre équipe’’, précise Guilhem. L’ensemble des grimpeurs, valides et non valides, peuvent ainsi se réunir dans une pratique commune (le principe d’intégration inversé en APAS).
S’ouvrir à une nouvelle discipline
‘’Nous avons initié une personne paraplégique en SAE suite à la présentation de cette expérience lors du congrès AFAPA (Association Francophone pour les Activités Physiques Adaptées). Elle a adoré et souhaite en refaire’’, raconte Benjamin. ‘’La première fois que nous sommes allés en falaise, nous avons croisé un ‘’para’’ qui venait de l’handi-basket et qui était très motivé également pour essayer’’ ajoute Megane. Par ailleurs, ils ont découvert que cette pratique ne se résumait pas à de la traction comme ils pouvaient le craindre mais comporte une richesse de gestuelles à laquelle ils ne s’attendaient vraiment pas. ‘’Comme elle est en suspension dans le baudrier, elle peut s’affranchir différemment de la voie. Lorsque nous étions à la Cride (Pointe de la Cride – Var), elle a pu traverser à la recherche d’une prise, faire des jetés, associer poussée et traction,… Il y a un panel de mouvements qui est très important’’, insiste Guilhem. Elle a trouvé ainsi de nouvelles combinaisons de mouvement à partir du point d’appui que génère la corde et autour duquel elle organise sa grimpe.
Un transfert dans le quotidien et les disciplines sportives
En seulement une dizaine de séances d’escalade Megane a ressenti une évolution importante de son physique, notamment au niveau de la ceinture scapulaire et de sa sangle abdominale. ‘’Ce développement musculaire m’a permis d’évoluer dans mes autres disciplines sportives, il y a eu un transfert jusque dans mon quotidien. J’ai ressenti un développement des abdominaux, j’en ai très peu en raison de la paraplégie, mais cela a développé la partie haute des obliques et des grands droits’’. A force d’escalader et d’effectuer des mouvements complexes son corps s’est renforcé, améliorant sa stabilité dans le fauteuil de 10 à 15%. ‘’Au niveau des transferts, pour passer du fauteuil au siège de la voiture et inversement par exemple, même si cela n’a jamais été compliqué pour moi, c’est devenu encore plus simple’’ explique-t-elle. La façon dont le corps se façonne, se construit, au travers de cette pratique de l’escalade répond davantage à ses besoins. La pratique de l’escalade pourrait alors devenir un moyen ludique pour les paraplégiques d’améliorer leur mobilité au quotidien.
‘’Lorsqu’on est blessé médullaire, on nous recommande de faire énormément de verticalisation pour améliorer le transit et la circulation du sang’’, nous explique Megane. Une verticalisation que les paraplégiques effectuent habituellement sur un fauteuil spécifique en position debout, les jambes sanglées à raison de deux fois par semaine. Pour Meggie, les effets bénéfiques perdurent seulement deux jours. ‘’Une posture qui n’est pas forcément agréable d’autant que tu dois rester dans cette position 30 minutes’’ précise-t-elle. Verticalisation qu’elle retrouve de fait dans la pratique de l’escalade sans les contraintes du fauteuil et dont les effets bénéfiques persistent une semaine. ‘’C’est juste parfait, tout en étant ludique !’’ dit-elle.
Le point de vue de sa Kiné
Parallèlement, dans le cadre de sa prise en charge médicale, elle effectue une fois par semaine une séance de kinésithérapie. ‘’J’ai commencé à la prendre en charge il y a quatre ans, de façon classique, sur de la mobilité et du travail d’équilibre. Puis elle s’est mise à la musculation, j’étais un peu récalcitrante en raison de la tige métallique présente dans son dos’’, nous raconte Audrey Laquerbe (Kinésithérapeute à La garde – Var). Un travail de musculation limité au poids de corps, la tige étant faite pour supporter son poids. ‘’Au bout d’un an elle m’a demandé de travailler ses abdominaux, ce qui n’est pas trop possible, sa moelle étant sectionnée en D7 (7ème dorsale). Et pourtant il y avait une réponse motrice dans leur partie haute’’ explique-t-elle. ‘’Il y avait une réelle contraction de ses abdominaux (transverses et obliques, et un peu de carré des lombes). Une contraction qui est devenue au fil du temps volontaire !’’. La pratique de l’escalade a accéléré ce processus global de renforcement et d’équilibre. ‘’C’est très positif pour elle’’ explique Audrey. La surprise ne s’arrête pas là car des sensations sont apparues au niveau du bas du dos, quelque chose de totalement inattendu. Pour Audrey il existe probablement une différence fondamentale entre un adulte qui devient paraplégique et une enfant de 3 ans ½ qui devient paraplégique. La croissance dans le cas de Megane s’est effectuée autour/à partir de la paraplégie. ‘’Le corps s’est ‘’fait’’ pour la paraplégie’’ constate Audrey.
La grande voie au Cap canaille
‘’Megane a une volonté de fer, car beaucoup de personnes auraient craqué lors de cette première grande voie très verticale qui procure une importante sensation de vide’’, explique Benjamin. ‘’J’étais très bien entourée, ils étaient tous très réactifs, cela nous a permis de découvrir d’autres difficultés et de chercher de nouvelles solutions pour retenter l’expérience’’ raconte Megane. Lors de cette sortie au Cap Canaille les cordes utilisées ont été problématiques car, en raison de leur grande élasticité, Megane perdait ce qu’elle avait gagné à la force des bras dès qu’elle prenait appui dans son baudrier. ‘’Ce fût très enrichissant d’adapter la pratique en grande voie et de tester différentes solutions, il y a ce que l’on imagine et ce que l’on peut mettre en place. Cela demande de la réactivité’’, explique Théo Brigaud, éducateur sportif, en L3 à l’UFR STAPS de Toulon, spécialité Escalade. ‘’A l’heure actuelle, pour la pratique de l’escalade en grande voie nous devons être trois, deux valides et une handi. Nous avons vu que c’était possible’’ explique Guilhem. Par ailleurs, comme ils le précisent, il est nécessaire de sélectionner des voies adaptées, bien verticales ou légèrement déversantes, les traversées sont à proscrire.
‘’Il y a d’un côté la grande voie qui est reproductible, mais exceptionnelle. Et de l’autre, l’escalade en SAE et en falaise classique qui peut devenir accessible au plus grand nombre dans un mode de pratique simple. C’est cet aspect qui est le plus intéressant’’ conclue Guilhem.
Tous les quatre ont envie de poursuivre l’expérience ; que cela soit à Bordeaux pour Megane, à Toulon pour Benjamin et Guilhem, et à Chambéry pour Théo l’année prochaine.
Pour aller plus loin
- Linkedin Benjamin Urbain
- Linkedin Théo Brigaud
- Crédit photo : Benjamin Urbain
- Blog Spé Escalade Toulon de Guilhem Véziers
- « Adam Ondra – Ses défauts de posture ou la robustesse d’un corps » Analyse posturo-dynamique. Etre le meilleur ne veut pas dire être à son meilleur potentiel. Le corps d’Adam Ondra comporte de multiples déséquilibres et asymétries, dont deux pieds dits ‘’plats pronateurs’’. Des déséquilibres que nous retrouvons lorsqu’il grimpe mettant en exergue, par ailleurs, la robustesse du corps en général, c’est-à-dire la capacité du corps à mener une action alors que plusieurs ressources biomécaniques ne sont pas aux meilleures de leur potentiel, voire font défaut