Nous sommes tous des mutants

Par Frédéric Brigaud.
Ultramag – Juillet/Aout 2014

Un rythme intense, un terrain varié, une course haletante. Un enchaînement de montées et de descentes sur des terrains plus ou moins en dévers. Comme surgies de nulle part, des roches barrent le chemin, nous forçant à changer rapidement de direction, à pivoter sur nos appuis, à faire des pas de côté. Le temps presse, un fauve affamé est à nos trousses. Les foulées se succèdent, l’adhérence doit être optimale, le pied doit épouser au mieux la surface sur laquelle il se pose, pas le temps de déraper.

Into the wild

Ce n’est pas la première fois qu’une telle chasse survient depuis que la nature a repris le dessus, il y a 100 000 ans, en 2082 très précisément. Les routes lisses ont disparu depuis longtemps, remplacées par des sentiers irréguliers, la course redevenant le mode de déplacement essentiel de tous les humains, parcourant 20 à 50 kilomètres par jour. Depuis 100 000 ans, seuls ceux qui ont acquis certaines capacités au gré des mutations, leur assurant une marge de manœuvre plus importante et des appuis efficaces, ont été en mesure de survivre et ainsi de perpétuer l’espèce co-évoluant avec le monde environnant.

Pas de chaussures sur ces sentiers, il n’y a plus personne pour les fabriquer. C’est pieds nus qu’ils les parcourent. Ils ont acquis par mutation une biomécanique particulière permettant à leurs pieds d’épouser la forme de la surface sur laquelle ils se posent. Qu’elle soit convexe ou concave, le pied s’adapte, assurant ainsi une adhérence maximale. Cette adaptation est instantanée, un ajustement au millimètre près, allant jusqu’à faire évoluer la forme du pied dans les différents plans.
Cela ne s’arrête pas là : en appui avant-pied, le talon légèrement décollé, ce mutant est en mesure d’orienter l’ensemble de sa jambe vers la droite ou la gauche sans que son avant-pied ne pivote ! Et ce, sur plus de 35°. Il possède au sein de son pied une articulation, plus précisément un complexe articulaire, qui lui permet de mobiliser la jambe et l’arrière-pied incluant le talon, indépendamment de son avant-pied. Cet ensemble pivote ainsi en quelque sorte autour de l’avant-pied comme s’il possédait une charnière à ce niveau.

Un pied à la forme changeante

Ce mutant a cette particularité incroyable en appui avant-pied de pouvoir déplacer latéralement le talon  indépendamment de l’avant-pied de plus de dix centimètres ! De quoi affoler un podoscope1 si l’on cherchait à lui fabriquer des semelles ou des chaussures, son pied changeant ainsi sans cesse de forme au gré des appuis ou de l’orientation de sa jambe, l’arche interne se creusant ou s’aplatissant instantanément.

Ce mouvement entre l’avant-pied et l’arrière-pied lui donne une marge de manœuvre conséquente. Chez ce mutant, le pied n’a donc pas une forme fixe que nous pourrions dénommer universelle, non ! Il a un pied fonctionnel qui se déforme et qui lui donne les moyens de développer une qualité d’appui hors du commun. Sans celle-ci son espèce n’aurait probablement pas survécu face à la pression du milieu.

Neutraliser c’est préserver !

Il se régale de cette liberté de mouvement en reproduisant avec amusement ce que nous pourrions considérer comme un test : toujours pieds nus, en légère fente avant pied droit devant, dans un premier temps le talon au sol puis le talon légèrement décollé, il amène alternativement son genou vers l’intérieur et l’extérieur afin de percevoir le gain d’amplitude qu’il obtient dès qu’il décolle légèrement les talons du sol, sans que son avant-pied ne pivote pour autant. Talon décollé, le mouvement de rotation de la jambe est plus ample, plus fluide et n’entraîne pas de contraintes au sein du genou, alors que talon au sol l’amplitude de mouvement diminue et s’accompagne de contraintes qui apparaissent rapidement au niveau du genou.

S’il comparait les deux mécanismes mis en jeu d’un point de vue biomécanique, il se rendrait compte que talon au sol le mouvement s’accompagne d’une rotation/torsion au sein du genou dès les premiers degrés, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il décolle légèrement les talons puisqu’il enclenche un complexe articulaire qui assure l’indépendance entre l’avant-pied et l’arrière-pied. Un complexe articulaire qui prend en charge la rotation de la jambe, d’où cette sensation de fluidité, d’amplitude, d’aisance, de liberté… et qui, élément non négligeable,  préserve le genou ! Son avant-pied devient une interface neutralisatrice qui assure la jonction entre le sol et le reste de la jambe (arrière-pied inclus).

Mouvement de torsion en appui – Changement d’orientation de la jambe.
La chaussure un nuisible !?

Imaginez alors un instant ce mutant aux caractéristiques biomécaniques si spécifiques découvrant par hasard au fond d’une caverne une paire de chaussures de running des années 2000 miraculeusement bien conservées. Comprenant rapidement leur utilité, il les chausse et commence à courir avec. Il a immédiatement une sensation de confort, de douceur, mais ne perçoit plus le contact avec le sol. La qualité de sa prise d’appui est altérée, il devient bruyant…
Par ailleurs, lorsque le terrain est en dévers c’est l’ensemble du pied qui bascule, l’avant-pied ne pouvant plus jouer son rôle d’interface, les deux parties (avant-pied/arrière-pied) ne pouvant plus se dissocier, ce qui a pour conséquence d’altérer insidieusement son équilibre. De plus, en appui avant-pied, son talon n’est plus en mesure de se déplacer latéralement indépendamment de l’avant-pied bloqué dans la chaussure, la forme de son pied ne peut donc plus évoluer, son grip diminue considérablement.

Ces chaussures ne sont pas adaptées à sa biomécanique, elles l’altèrent, l’estropient ! Il peut les porter, cependant ce ne sera pas sans compensations. Les ajustements du pied lors de l’appui ne se produisant plus, ils devront être pris en charge par d’autres articulations ; le reste de son corps compensera donc l’altération de la biomécanique de ses pieds consécutive au port de ce type de chaussure.

La fin d’une espèce et le règne des mutants

À ce moment-là, le fauve jaillit des taillis, le mutant glisse, les chaussures ayant rendu instables ses appuis, et il chute lourdement au sol. Le cœur palpitant, il se réveille dans sa chambre d’hôtel, par terre au pied de son lit, il est 4 h du matin, nous sommes en 2014. Il se demande alors, « et si j’étais un mutant ? » Et si nous étions des mutants ! Vous avez déjà la réponse puisque vous avez probablement réalisé le précédent test en fente avant. Vous avez alors effectivement constaté que vous aviez davantage d’amplitude et de fluidité lorsque le talon est décollé et que le talon peut réellement se déplacer latéralement et s’incliner par rapport à votre avant-pied, sans que celui-ci ne pivote ! Si vous ne l’avez pas remarqué, recommencez le test et observez le déplacement de votre talon par rapport à votre avant-pied, la dissociation qui s’opère entre ces deux parties. Allez même jusqu’à placer une règle par terre et mesurez l’amplitude du mouvement. Vous possédez donc ce complexe articulaire de torsion, et plus précisément cet interligne articulaire de torsion(2) qui sépare en deux parties votre pied, conférant à l’avant-pied la fonction d’interface. Votre avant-pied est un élément de jonction entre le sol et le reste de la jambe ; l’avant-pied est une interface neutralisatrice(2).
Quid des chaussures actuelles ? À vous de vous faire une opinion, et ce très simplement. Reproduisez le test pieds nus afin de dissocier en appui l’arrière-pied de l’avant-pied (ayant pour conséquence de déplacer latéralement votre talon), puis une fois que vous ressentez suffisamment ce mouvement chaussez les différentes chaussures que vous possédez. Rien de tel pour percevoir si elles limitent ou non la biomécanique du pied. Qu’en est-il alors de vos chaussures de ville ? De vos chaussures de running ? Permettent-elles autant d’aisance ?

Si vous avez un ami podologue, allez lui emprunter un podoscope. Montez dessus et amusez-vous à déplacer latéralement votre talon indépendamment de votre avant-pied. Observez l’évolution de la forme de votre pied se creusant ou s’aplatissant. Et vous découvrirez que le pied n’est pas un bloc, loin de là.

Pas encore de chaussure à son pied

Encore un peu d’énergie ? Alors posez vos pieds nus, les talons légèrement décollés, sur une surface convexe, un rocher arrondi par exemple, et appréciez la façon dont votre avant-pied, ce que l’on nomme l’arche antérieure mais qui n’en est pas une, épouse la surface. Appliquez de légères contraintes vers l’avant, vers l’arrière puis latéralement et percevez l’accroche, le grip que possède votre pied, mais également la sensation que vous avez du sol. Maintenant, sur cette même surface, mettez vos chaussures et appliquez les mêmes contraintes, comparez le grip, la stabilité, la perception… À vous d’expérimenter et de percevoir les différences. Nous arrivons à un stade où l’homme interconnecté est en mesure de faire évoluer rapidement les produits qu’il achète, de briser les dogmes, de tester, d’expérimenter, de partager, de comprendre… Alors partagez cette expérience ! Ce qui peut paraître subtil aujourd’hui sera commun demain. La majorité des chaussures actuelles semble reposer sur notre capacité à compenser. À partir de maintenant, face à une nouvelle paire de chaussures, demandons-nous si elle est idéale.

C’est l’été alors profitez-en : marchez pieds nus sur les rochers (attention aux moules !) et appréciez le miracle de votre anatomie de mutant…

QUE NOUS APPREND CET ARTICLE ?
  • Notre pied n’est pas un bloc
  • La forme du pied évolue sans cesse
  • La forme du pied doit pouvoir évoluer sans cesse
  • La chaussure idéale n’altère pas la biomécanique du pied
  • L’avant-pied est une interface neutralisatrice

1 Podoscope : appareil permettant d’examiner les points d’appui du pied
2 cf La course à pied – Posture, Biomécanique, Performance – Frédéric Brigaud, Éditions Désiris, mai 2013

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