L’esthétique du Trail

Fred Brigaud / Ultramag.fr 

Depuis notre naissance nous observons consciemment et inconsciemment le comportement des objets et des corps soumis à la gravité. Nous décryptons et analysons chaque mouvement et faisons la différence entre le geste fluide et efficace et le geste inadapté, sans avoir besoin pour cela de pratiquer la discipline sportive à la perfection. Ugo Richard, photographe depuis 1999, athlète de haut niveau en Canoë Kayak de 93 à 98, revient sur l’esthétique du geste et son parcours atypique.

Du sport de haut niveau à la photo, un itinéraire inattendu

« Je faisais des photos de windsurf pour mon frère afin de lui permettre de trouver des sponsors. Photos que j’ai présentées à des journalistes de façon un peu naïve et qu’ils ont publiées les trouvant à leur goût. J’étais vraiment très jeune par rapport aux autres photographes qui avaient beaucoup d’expérience. A ce moment-là, pris au jeu et manquant de temps, j’ai repoussé mes examens de Staps de juin à septembre puis, en septembre, je me suis dit que je ne serai jamais prof. La photo de windsurf s’est imposée à moi, accaparant tout mon temps.

N’ayant pas eu de réelle adolescence, cette vie dans le windsurf n’en était que plus magique me faisant parcourir le monde de spot en spot (Hawaï, Brésil, Canaries…). Des paysages de rêve, le soleil, la mer… Je vivais beaucoup à Hawaï, cependant la culture américaine et la vie sur place me sont devenues progressivement très pesantes. Revenir en France a peut-être été une erreur lorsque je vois les enfants de mes amis grandir sur une planche de surf. Cependant, à un moment donné, j’aspirai à un travail mieux rémunéré et un semblant d’avenir plus stable. Un de mes meilleurs amis travaillait pour Givenchy à Paris et pensait que ma façon de photographier collerait à la perfection à la mode. Il n’eut pas tort car cela a tout de suite fonctionné. J’ai rapidement eu des contrats avec un zéro en plus m’amenant à plonger tête baissée dans cette nouvelle vie.

A cette période, avec un ami, on s’est pris une baraque de dingue sur le bord de la Marne où l’on invitait en permanence des amis ; deux années Pump it Up (turn up the volume of the music)), d’autant que je suis très épicurien. Tu te voyais grossir mais tu te disais que ça allait, en fait j’étais devenu une barrique… alors qu’à Hawaï je baignais dans la mer en permanence pour prendre les photos. Avec le recul, toute cette phase ‘’d’alcoolisme’’ m’a soudainement paru absurde, alors je me suis lancé un défi, descendre jusqu’à Perpignan en vélo sur 15 jours. Ce que j’ai fait et j’ai commencé à voir les choses différemment.

Parallèlement je bossais par intermittence pour l’Equipe Magazine, mais un peu en cachette car il est mal vu de faire la Mode et le Sport. Il y a un petit côté prétentieux où l’on te fait remarquer que tu n’es pas vraiment un photographe de mode si tu ne te consacres pas exclusivement à la mode. L’Equipe Mag m’a demandé alors de faire un portrait de David Miller à Barcelone pendant un séminaire Garmin. Je ne connaissais pas vraiment cette marque. Arrivé sur place, j’ai rencontré Seb Camus (Coureur Trail) avec qui je me suis immédiatement entendu. On est parti courir, alors que je fumais encore un paquet de clopes par jour, je l’ai suivi tant bien que mal en crachant mes poumons, puis il m’a emmené faire du vélo dans l’arrière-pays Catalan au point de me faire vomir. Sur ce, Seb m’a demandé de le rejoindre fin août à Chamonix car il courait la CCC®. Même si je baignais toujours un peu dans le haut niveau, l’excellence, j’étais devenu un gros sac et je ne voulais surtout pas être le mec qui gravite autour des sportifs faute de n’avoir pas pu continuer et en mal de compétition.

Les premiers sont les derniers

Le temps passe et fin août, alors que je venais d’accepter un gros contrat qui prenait tout mon temps, je n’ai pu me résoudre à ne pas aller à Chamonix. Juste après le boulot, j’ai pris la direction de Chamonix où je suis arrivé vers 1h du matin. Seb m’est tombé dans les bras alors que nous ne nous étions pas revus et avions très peu parlé entre mai et août. J’ai découvert la CCC®, Seb a fait 2ème cette année-là, et le monde des ‘’Finishers’’. Le Finisher a beau être dernier, il a quand même gagné !!! Pour moi ce concept était inimaginable car si tu étais 4ème, tu n’existais pas, c’est comme si tu étais dernier. Je me suis alors remis à courir et j’ai arrêté la cigarette. Seb voulait que je fasse des photos de son équipe mais ma première réaction a été de refuser lui disant que cela ne rapportait rien ; j’étais encore dans cette dynamique ‘’tout tune’’, motivé par l’argent. Jusqu’à ce que je cède. Je lui ai fait une séance de photos qui ont cartonné ! Je suis rentré alors de nouveau dans la photo de sport répartissant mon activité ainsi : Mode et Célébrités 40%, Sport 35% et Pub 25%.

L’esthétique, cela ne s’explique pas, cela se vit !

Je serai un très mauvais professeur car je ne sais pas comment je fais ces photos. Lorsque cela me touche, m’émeut, je clique, je déclenche. Je réagis à l’émotion. Je photographie les coureurs en l’air, légèrement de ¾, seul angle où tu vois se découper le geste. L’émotion est encore plus forte lorsque tu es en mode « petite souris ». Tu vas te cacher derrière un arbuste, un rocher, permettant un flou, un fond d’avant-plan. Le lecteur aura le sentiment d’avoir la chance d’être là à ce moment, d’avoir vu cela ! Tu partages avec le lecteur ce côté privilégié.

Il y a les photos pour les Shootings et les photos en course ou en entrainement prises sur le vif. D’un point de vue technique, lors des shootings le saut de cabri de Kilian fonctionne très bien. Tu as 99% de chance que la photo d’un coureur en contre jour au loin sur une arrête soit réussie ! C’est une valeur sûre. En course, c’est différent, tu n’as pas le choix, tu as marché pendant deux heures pour atteindre le point de passage que tu as choisi et le coureur va passer en moins de 30’’. Tu as intérêt à aller au bon endroit et avoir une bonne vision du terrain. Il ne faut pas marcher dans le sens de la course mais à contre sens et soudain la photo vient à toi, le panorama s’ouvre à toi comme me l’a fait découvrir Alexis Berg. Cependant, lorsque tu suis une personne tout au long de la course, ce type d’approche est difficile.

La somme de nos expériences. La clé du cliché réussi

J’aime la réalité, ce qui se passe. En Trail l’émotion peut venir d’une humeur, d’un regard, d’une couleur, c’est difficile à expliquer. Qu’est-ce qui fait que cette photo fait vibrer tout le monde ? Je ne sais pas et je ne veux pas le savoir, ou essayer de me l’expliquer pour pouvoir le reproduire. Je ne veux pas rechercher quelque chose, obtenir quelque chose, l’orienter, ou encore attendre quelque chose. Je laisse faire. Il arrive qu’il ne se passe rien, mais finalement c’est assez rare.

Lors du festival de Cannes, tu vas avoir Nicole Kidman pendant 30 secondes et il va falloir que tu réalises un cliché semblable à la couverture de Vogue alors qu’en arrière-plan tu as un pan de mur tout pourri. C’est là que le sport m’a beaucoup aidé, le fait d’avoir répété mille et une fois les mêmes gestes, appris à suivre le mouvement dans un laps de temps très court et appris à laisser s’exprimer les automatismes… Alors tu déconnectes le cerveau, tu observes la personne et prends les clichés instinctivement. Ce qu’il y a d’amusant, c’est que juste après, la productrice te demande comment c’est, et là, à ce moment, tu ne sais pas ?!? Car tu ne pensais pas à la photo mais tu étais en communion avec la personne. Tu n’as rien vu. Tu shootes mais tu n’as rien vu, il en reste une vague impression, une vague sensation. Cela se passe tellement vite. Et pourtant, lorsque tu arrives devant l’ordinateur tu as trouvé ce que tu cherchais alors que tu ne cherchais rien !

Cela ne fonctionne que si tu fais tes propres photos sans chercher à copier un style. Il faut oser laisser s’exprimer ta personnalité ! Il y a des peintres qui sont capables de copier un Picasso à la perfection mais qui sont incapables de réaliser leur propre Picasso. Avant d’arriver à la mode j’étais un lion sauvage, arrivé à Paris je l’ai bridé… Je faisais des photos pour que cela plaise, des photos qui ne me correspondaient pas. Cela plaisait. Maintenant je me laisse emporter par la personne et la situation. Si tu dictes tout, cela va se limiter à ton propre talent, à l’inverse, s’il y a une symbiose avec la personne que tu photographies on multiplie l’effet. C’est pourquoi en fonction de ce que tu partages avec l’athlète il y a tant de différence d’un Shooting à l’autre.

L’esthétique nait d’une symbiose avec l’athlète

Lorsque pour faire la séance photos tu te lèves à 3h du matin pour parcourir la montagne avec la frontale afin de profiter du lever de soleil, la photo devient l’expression d’un échange, d’une symbiose qui s’est construite durant l’effort. L’émotion nait de quelque chose qui se partage. Rien à voir avec une photo que tu fais en 5mn après avoir serré la main de la personne sans n’avoir rien partagé. Là tu ne feras qu’une ‘’photo de 5mn’’. Cela dépend également de la source de la motivation du sportif, pourquoi il fait cette séance de photos. Si c’est seulement une demande du sponsor, purement commerciale, il ne se passera pas grand-chose. Par contre si cela vient de lui, alors il peut se donner pleinement aux autres.

A contrario, lors d’une course, il y a une telle réalité dans leur visage que cela te bouleverse, c’est empathique, et ce, même si la photo n’est pas ‘’parfaite’’ techniquement. La photo d’un coureur qui s’effondre à l’arrivée et se retrouve à genoux les mains sur le visage ne ment pas. Sa posture, le positionnement de chaque partie de son corps s’unifie autour de l’état dans lequel il se trouve, de l’émotion qui l’anime à ce moment là. Chaque élément est à sa place et signe un état. Demande à quelqu’un de se mettre à genoux par terre les mains sur le visage, il ne se dégagera pas la même chose sauf si tu es face à un grand acteur. Il y a quelque chose en plus, quelque chose d’indescriptible que le regard du lecteur capte. A cela s’ajoute la réaction des gens autour, leur regard, leur attitude, car ils l’ont vu arriver puis s’effondrer, ils partagent la même émotion… C’est le vif ! La photo dans ce cadre ne ment pas. Je respecte les athlètes que je prends en photo, je les aime. Je suis respectueux de l’effort qu’ils fournissent ce qui les rend beaux. Il faut qu’ils nous interpellent, on doit les aimer ou les détester ! S’ils nous laissent indifférents, les photos seront de piètre qualité.

L’absence de maitrise du geste est inesthétique

Tu fais tout de suite la différence entre l’amateur et le professionnel. La gestuelle de l’amateur s’écrase et ne dure pas dans le temps, à l’inverse du professionnel. Celui-ci surmonte les difficultés techniques du terrain sans que cela ne perturbent sa posture et sa gestuelle. La course, cela s’apprend, cela s’acquiert, cela s’intègre ! C’est comme en gymnastique, tu fais 250 000 fois le salto et à un moment donné tu l’as tellement répété, intériorisé, que ton corps te fait faire spontanément le geste parfait, fluide. Il fait parti de toi. En tennis, en golf, si tu ne prends pas de cours tu vas jouer comme un baltringue et rapidement stagner, c’est pareil en Trail.

La difficulté dans la course à pied c’est que tu t’achètes une paire de tennis et tu peux aller courir et sembler performer. En photo on perçoit immédiatement les défauts techniques, les faiblesses durables ou momentanées ; genou très bas, pointe de pied qui se relève, des foulées trop longues, les bras qui partent devant le corps, une posture déséquilibrée, une cambrure du dos inadaptée,… des défauts qui rendent le cliché inesthétique. Tout cela se fait instantanément, inconsciemment car tu ne cherches même pas ces éléments dans la photo, il se dégage quelque chose de ce que tu vois. Lorsque le cliché est réussi, cela te parle, la gestuelle, la posture fait écho en toi. En photo tout ce qui est faux et inadapté est immédiatement perçu. C’est comme lorsque tu ajoutes des sources de lumière, c’est faux ! L’œil n’est pas habitué à avoir plusieurs sources, ce n’est pas logique, pas naturel. Tout ce qui n’est pas logique, l’œil va le voir. Même si le ‘’fake’’ peut être esthétique, je recherche les moments de vie sans tricher. L’œil sait quand un film se joue en accéléré.

Il y a le geste parfait et le geste adapté

Tous les deux nous ne sommes pas de la même taille, ainsi nous n’allons pas aborder/entreprendre les choses de la même manière. Par exemple en canoë, si Tony Estanguet est très grand, moi je suis tout petit… A cette époque on te disait le geste parfait c’est celui-là. S’il y a des choses immanquables dans chaque pratique sportive, notamment la course à pied, tu vas interpréter, réaliser le geste, avec tes propres possibilités et en fonction de ta taille, c’est ce que j’appelle un geste adapté. Chez les marathoniens, le format de la course a progressivement sélectionné un type particulier de coureurs, les élites ont tous le même corps. En équitation les jockeys ont tous le même gabarit. En Trail il y a encore des différences, même si avec les années cela commence à s’uniformiser !

Il y a des entretiens autour d’un café que l’on n’oublie pas et que l’on a plaisir à retranscrire et à partager. Chamonix 30 Août 2017, au petit matin avant l’ouverture du Salon de l’UTMB.

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